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L a  T a b l e

Projet soutenu par La Région Hauts-de-France

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Photo : 4,40m sur 1,84m Encre pigmentaire sur toile tendue sur châssis 

Une photo qui n'en est pas une

Texte de Susanne Hommel
 Psychanalyste, auteur
     Traductrice de Thomas Bernhard      
 aux éditions  La Différence


 
 
 
J’ai rencontré Verse dans une soirée mondaine dont j’attendais un moment amical, mais point une sidération. J’entre dans le bureau de l’amie qui me recevait – et j’ai eu un choc. J’ai rencontré, par le regard, ce qu’il y a de plus pointu, de plus déchiré, de plus fissuré en moi depuis toujours. Ce qui avait été enveloppé, enjolivé, protégé, ce qui a été dénudé au cours de l’analyse pour laisser comme reste la  déchirure. Cela m’est apparu comme ce que cette œuvre parvient à représenter. Est-ce une déchirure ou une fissure ? La coupure se trouve entre des objets cassés, des restes de nourriture, des miettes, des tessons. Un repas a été interrompu par la cassure de la table. Quelques œufs  roulent sur la nappe.
Le dernier texte de Freud, qu’il n’a pas pu terminer, la mort ayant arraché la plume de sa main " Die Ichspaltung im Abwehrvorgang " - " La division du sujet dans le processus de défense. " Ce texte de 1938 commence avec cette proposition.
L’analyste constate avec surprise que le Ich juvénile de l’adulte qui vient le voir s’est comporté tout au long de sa vie, dans certaines situations, de façon bizarre. Ce comportement peut être ramené à un traumatisme psychique. Freud donne un exemple plus détaillé qui ne couvre pas toutes les possibilités de la cause originaire, mais qui en couvre beaucoup.
Le Ich de l’enfant se trouve au service d’une puissante revendication pulsionnelle. Il trouve à se satisfaire. Tout d’un coup, il est effrayé par la vue du sexe d’une petite fille. Il a deux solutions. Soit il admet que cette horreur est vraie, ou il ne l’admet pas. Il doit se décider, ou bien admettre le danger réel, admettre que l’objet a été coupé donc, qu’il peut être coupé, à savoir renoncer à la satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité.  Il s’agit là d’un conflit entre la revendication pulsionnelle et le Einspruch de la réalité.
Donc Anspruch et Einspruch.
Der Spruch, das Sprechen : ce qui relève de la parole.  
Jemanden ansprechen : s’adresser à quelqu’un en parlant.
Einspruch,einsprechen : interrompre, contredire.
Exigence pulsionnelle contre opposition de la réalité, ou même manifestation. Conflit donc.
Le sujet juvénile trouve un compromis. D’une part, il déboute la réalité et ne se laisse rien interdire, d’autre part, et dans le même souffle, il admet le danger de la réalité et prend sur lui la peur devant la réalité comme symptôme de souffrance et cherche plus tard à s’en défendre. Les deux partis ennemis  ont obtenu leur part. Mais à quel prix ! Seule la mort est gratuite, dit Freud à cet endroit.  Le prix  est un Einriss  im Ich. Einriss est généralement traduit par déchirure, mot qui s’impose au premier regard. Mais déchirure évoque du zig zag, une image déchiquetée, ça serait une traduction dans le registre de l’imaginaire. Je propose  la traduction de fissure. Freud écrit donc : ce conflit produit une fissure, une césure, un trait qui ne cicatrisera jamais – et non qui ne guérira jamais - mais qui, avec le temps, s’agrandira.
 
Mon hypothèse est que Verse a essayé une représentation de cette fissure. Comme tout vrai artiste, bien sûr. Mais il me semble qu’elle est allée très loin dans cette tentative. La fissure se voit, une table coupée en deux par le feu.
Des objets couvrent une table – assiettes, couteaux, cuillers.  Verres renversés, cassées, assiettes brisées, serviettes froissées. Restes de nourriture, gâteaux entamés, arêtes de poissons, pain, sel, déchets.
En écrivant ce texte, à ce moment même, j’ai eu l’idée de parler à la créatrice de cette œuvre et elle est venue me raconter comment l’idée lui est venue de fabriquer cet objet, comment elle a procédé. J’en ai retenu ceci :
Son père est mort en janvier 2002, elle retourne alors vivre dans la maison de son enfance pour être près de sa mère malade, qui meurt quelques jours plus tard. Elle erre nuit et jour dans la maison de 400 m2. Une maison délabrée. Elle décide d’y faire son atelier. Elle redécouvre une photo de son enfance et construit un fantasme qui sera le fondement de sa nouvelle installation. Sur cette photo, elle est habillée en blanc, avec des rubans de soie dans les cheveux. Mais l’enfant n’est pas dupe, elle casse l’image idyllique de cette  mise en scène en mettant son doigt dans le nez au moment où le photographe déclenche l’appareil.
" Je suis partie de ce doigt dans le nez, il me semble que ce fut là ma première création et j’ai réfléchi à partir de ça sur les fondements paradoxaux  qui sembleraient générer la violence. " Sur une photo de soldats de la grande guerre qu’elle reproduit sur organdi, elle coud ses nœuds de soie.
Toujours, elle maintient la tension, la déchirure, la fissure entre la violence et la douceur. Entre la mort et la vie, la paix et la guerre.
" J’ai imaginé une explosion à partir de cet écart ". Elle devient terroriste de sa propre famille.
Dans la carrosserie de ses frères, elle photographie la ferraille tordue et des fleurs qu’elle récupère dans les poubelles du cimetière.
La ferraille est le produit d’accidents de la route. Elle veut mettre en scène la tension entre le fer et la fleur. Entre la petite fille aux rubans de soie et les soldats enrôlés dans des combats sanglants. Mais insatisfaite par le résultat, à bout d’arguments, de mises en scènes peu convaincantes, une certitude lui vient alors : il s’agit d’une explosion, une explosion  lors d’un repas de fête familial, et c’est bien l’enfant qui a placé la bombe.
Elle a allumé un feu sous une table dressée pour le repas. Le feu a consumé l’ensemble. Elle l’a éteint au moment précis où le centre était noir et les côtés encore tout à fait purs.
Mais jamais convaincue, elle fait près de cinq cents prises de vues avec  deux moyens formats argentiques.   
" C’était un long travail d’épuration.  J’ai fini par savoir ce que je voulais. " Le travail a duré six mois. La scène était éclairée par une fenêtre qu’elle ouvrait attendant que les nuages passent.
L’œuvre mesure 4,40 m sur 1,84 m. Elle a été tirée numériquement (encres pigmentaires sur toile tendue sur châssis). En haut du bord gauche, il est apparu, à son insu, un œil qui nous regarde ou qui regarde la déchirure, la blessure, la fissure qui ne guérira jamais, mais qui s’agrandira avec le temps, comme l’écrit Freud dans " Le clivage du Moi dans le processus de défense " ou " La division du sujet dans le processus de défense ".
 
En somme Verse a fabriqué une table brisée.
Comment ne pas penser aux tables de la loi brisées quand Moïse descend du Sinaï ?
 
 
 
                                                                                                                                                                                                                      
                                                                                                                                                                                                                Suzanne Hommel
 
                                                                                                                         
                                                                                                                       
 
 
 

 
 

                                                               

"Une photo qui n'en est pas une"
Texte paru dans Les Noms et la nomination publié par L'Envers de Paris 
et l'Association de la Cause Freudienne 4e de couverture avec photo "La Table" lors
  du VIIIème Congrès de l'Association mondiale de psychanalyse Buenos Aires  Argentine 2012 

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